Quand j’étais petit, si petit que mes culottes courtes étaient longues, la misère des miséreux me remplissait de honte. Les corps jetés aux pieds des grands immeubles, sacs de toile marbrés de poussière d’où sortaient les têtes échevelées, écorce de saleté maintenant l’harmonie d’une laideur, visages défigurés dont je doutais qu’ils pussent être ceux des hommes, rappelaient à ma conscience, jeune encore et minuscule et apeurée, qu’on pouvait renoncer, qu’il était peut être même facile de renoncer à être humain. Je passais à côté d’eux, sans les regarder, serrais le poing, m’appliquais à coller sur mes joues le masque de l’indifférence, refusant de reconnaître mes semblables.
J’étais un garçon sage, j’apprenais mon catéchisme et j’étais révolté, furieux que la disgrâce des pauvres me fasse douter des leçons qu’on m’enseignait, l’ignoble laideur de ceux qui n’ont rien ne pouvait pas être une image de Dieu. Parfois je surprenais l’éclat terne d’un regard, pupille plate, collée sur le monde, sans profondeur et j’en éprouvais un frisson de dégoût, l’apathie des paupières tombantes, la chaire faible, boursouflée, si lourde qu’elle s’effondrait en gros paquet vers le sol, ventres distendus, épaules ballantes, jambes molles, corps en capilotade soumis à la pesanteur terrible de la résignation, du renoncement, du refus d’être digne.
Plus tard, devenu adolescent, je participais un jour à la distribution d’undîner pour les clochards de la ville. J’avais été entraîné là par des amis scouts. Alors étudiant peu engagé, sans doute égoïste, j’avais toujours considéré ce genre de charité avec un dédain où la vanité des êtres s’imaginant que les mérites personnels leur valent les dons qu’ils reçoivent prenait la meilleure part. Au cours de ce repas, surmontant la répugnance que m’inspirait l’indigence spirituelle dont leur abjection physique était le support, je me surpris à éprouver une condescendance encore plus atroce que l’indifférence. Discutant avec eux, faisant mine de m’intéresser à leurs élucubrations, découvrant au fond de ma conscience l’hypocrisie tenace des heureux du monde, je souriais et dans leur visage, couturé et rose et couverts de croûtes, dans leur visage marqué, creusé par une vie d’errance, de grand air, je voyais ma duplicité porter ses fruits, faire naître au coin de leur bouche un pli de satisfaction. Je reconnus bientôt dans mon attitude la fatuité insupportable du pharisien, celle qui n’est qu’un amour de soi déguisé, j’aimais ma compassion, je me contemplais et j’étais sublime. Certains étaient moins fous, moins perdus, le cerveau moins cuit dans le jus des malheurs, ils me regardaient avec un air indéfinissable de jalousie, de regret, d’agressivité parfois. Mais je voulais cette agressivité, je la réclamais, trouvant de l’héroïsme à m’y exposer avec mes cheveux lisses, mon teint de bourgeois et cet altruisme que je portais à ma boutonnière comme d’autres ont un pompon sur le cul, décoration ridicule, ornement de menteur. Pas une fois je ne les regardais comme des hommes. Un exercice d’apitoiement oui, une épreuve aussi. Le soir, alors que je rangeais la salle où avaient été organisées ces misérables agapes, je décelais l’orgueil sous mon attitude, racines honteuses enfouies dans une terre de commisération et j’eus honte. J’aurais dû reconnaître dans ces tarés de l’existence la même dignité, la même étincelle divine, peut être étouffée, peut être avilie mais suffisamment éclairante pour faire d’eux des reflets de moi-même.
Aujourd’hui je mesure la difficulté qu’il y a à considérer ceux qui renient leur dignité comme des semblables, instinctivement nous nous comportons comme des protecteurs ou des censeurs, les traitant au mieux comme des enfants, au pire comme des réprouvés de la terre. Ou comme des objets esthétiques, insupportable complaisance du bobo trouvant dans la misère une occasion de poésie. Il n’y a pas de poésie dans la misère, il n’y a pas de beauté qui tienne aux vices, à la décrépitude, à la fin de l’homme. Il n’y a rien de plus révoltant qu’utiliser la déchéance des misérables pour se monter le chignon de l’artiste.
Au théâtre de l’Atelier, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, Romain Duris interprète le monologue d’un de ces marginaux, marginaux assoiffés de normalité, de société quand leur folie, leur pauvreté, leur nihilisme les en banni irrémédiablement. Allongé sur un lit curieusement surmonté d’une potence, hôpital, gibet, on ne sait, un homme attend couché. Bientôt il prend la parole, livrant une longue diatribe, déferlante de mots dont on devine qu’elle lui permet de retenir un hypothétique interlocuteur. L’homme est un SDF, son éloquence tapageuse prend les chemins des délires de persécution, il raconte des histoires, sans fil, ni rime, ni raison, enchaîne les sentences, répète les mêmes rengaines, anarchie de mots assourdissant un appel, une détresse pathétique que Romain Duris ne parvient pas à rendre émouvante.
Le texte de Koltes est certainement magnifique, très poétique, écrit sans ponctuation il nécessite une scansion soignée, révélant les instants d’émotions comme les moments plus légers. Or Romain Duris ne varie pas assez ses intonations, constamment dans les tripes, il force sa voix, délivrant certes une performance remarquable, il est indéniable qu’il dispose d’un charisme hors du commun, mais ne nous émeut jamais. Du coup, moins saisis par la beauté du texte, on s’intéresse davantage au sens, au drame, mais de drame, point. Le texte de Koltes n’est qu’un long poème qui donne la parole aux oubliés, aux étrangers, aux clochards, aux sans grade, aux miséreux et il ne raconte rien, un rien tapageur, tonitruant.
Dommage également qu’on ait demandé au comédien de dire son texte allongé sur le sol, c’était bien la peine de demander à un chorégraphe de participer à la mise en scène.
Spectacle raté, Romain Duris ne démérite pas, il manque sans doute un peu de métier pour faire naître l’émotion, on en sort avec l’impression d’avoir assisté à une «performance» plus qu’à une pièce de théâtre. E.
Edouard.